Il y a, en France, 237 communes répertoriées qui portent le nom de saint Martin. Pour nous en tenir à notre seule région « Provence Alpes Côte d’Azur », il y a Saint-Martin-de-Crau, dans les Bouches-du-Rhône, près d’Arles ; dans le Var, près de Brignoles, Saint-Martin-de-Pallières ; et Saint-Martin près de Rians ; dans les Alpes Maritimes, Saint-Martin-Vésubie, Saint-Martin-du-Var et, près de Guillaumes, Saint-Martin-d’Entraunes ; dans les Alpes de Haute-Provence, près de Gréoux-les-Bains et de Valensole, Saint-Martin-de-Bromes, Saint-Martin-les-Seyne, près de Selonnet et, près de Manosque, Saint-Martin-les-Eaux ; dans le Vaucluse, Saint-Martin-de-la-Brasque et, près de Viens, Saint-Martin-de-Castillon ; dans les Hautes-Alpes, près de L’Argentière-la-Bessée, Saint-Martin-de-Queyrières.

Plus de 3.600 églises sont dédiées à saint Martin. Et il y a tous les lieux-dits, les hameaux, les abbayes, les fontaines, les ponts appelés du nom de ce saint on ne peut plus populaire chez nous. Dans le monde entier, un nombre considérable de lieux font référence à saint Martin de Tours. Entre le 5ème et le 15ème siècles cinq papes de Rome ont porté le nom de Martin. Chacun sait que Luther se prénommait Martin.

Pourquoi donc cet engouement et cette vénération pour ce saint ? Comment expliquer que sa renommée universelle dure ainsi depuis plus de seize siècles ? Qui était donc saint Martin ? Pour répondre à cette question, il faut lire la Vita Martini, la Vie de Saint Martin écrite par Sulpice Sévère du vivant même de l’évêque de Tours, c’est-à-dire avant le mois de novembre de l’an 397.

Sulpice Sévère, ami de Paulin de Nole, est le contemporain de saint Augustin ( évêque d’Hippone depuis deux ans, il est en train de rédiger ses Confessions ), de saint Jérôme ( installé à Bethléem depuis dix ans ), de saint Ambroise ( qui meurt à Milan cette même année où Martin de Tours va disparaître à l’orée de l’hiver 397 ). Il était issu des rangs de l’aristocratie gallo-romaine d’Aquitaine. Il écrivit la biographie de l’évêque de Tours à Primuliacum, sur la route de Toulouse à Narbonne.

Dans cette biographie, les années d’enfance et de jeunesse de Martin sont dominées par un débat intérieur entre la fidélité aux obligations militaires de ce fils de vétéran et la fidélité à la vocation monastique, entre la fidélité au monde et à César et la fidélité au Christ.

Les chrétiens actuels, notamment les orthodoxes, croient trop facilement qu’il suffit de se donner la peine de naître pour recevoir un nom heureusement baptisé par un saint patron. Mais le saint patron, lui, il a bien fallu qu’il devienne un saint pour baptiser un nom préalablement païen ! C’est ainsi que Martinus est un surnom théophore dérivé du nom du dieu de la guerre : Mars. Avant saint Martin de Tours il y eut un évêque de Vienne ( avant 314 ) et un évêque gaulois qui signe au Concile de Sardique en 343, qui s’appelèrent, eux aussi, Martin. On peut penser que ce prénom martial était particulièrement en honneur dans les milieux d’officiers auxquels appartenait le père de notre futur saint.

En effet, les parents de Martin étaient païens, d’origine mi-slave, mi-celtique. Notre saint naquit en 317 dans une province romaine d’Europe centrale, en Pannonie, c’est-à-dire dans une partie de la Hongrie et de la Moravie actuelles, plus précisément encore à Sabaria, colonie romaine depuis l’empereur Claude, aujourd’hui Szombathely en Hongrie, à une centaine de kilomètres au Sud-Sud-Est de Vienne. D’abord simple soldat, son père devint tribun militaire. A ce titre, il commandait une légion et changeait fréquemment de garnison. C’est en Italie, à Pavie, au sud de Milan, que le jeune Martin reçut sa première éducation. Dès son enfance, il eut le désir de devenir catéchumène et souhaita se consacrer entièrement à Dieu dans la vie monastique. Malheureusement pour lui, son père ne l’entendait pas de la même oreille. Un fils de militaire, dans la société romaine de cette époque, ne pouvait être à son tour que militaire. A dix ans seulement, selon Sulpice Sévère — cum esses annorum decem –, Martin s’enfuit donc du domicile paternel. Il chercha refuge dans une église et demanda à être reçu comme catéchumène. Ici, le biographe enjolive peut-être un fait historique bien réel et qui pourrait être le suivant : une escapade d’enfance aura amené le petit Martin à assister à une célébration liturgique dans une église de la communauté chrétienne de Pavie, peut-être même lors d’une synaxe liturgique spécialement destinée aux catéchumènes. Quoi qu’il en ait été au juste, cette fugue enfantine préfigure sa fuite du monde à l’âge adulte. Cependant, dénoncé par son père, Martin fut arrêté, enchaîné et dut se soumettre aux exigences du Conseil Suprême en revêtant l’uniforme de la légion. Il avait quinze ans : cum esses annorum quindecim. Le père de Martin n’attendit pas que son fils ait atteint l’âge légal, fixé à 19 ans, pour le remettre à l’autorité militaire. A cette époque, le métier militaire était devenu héréditaire. C’est ce qui explique que l’insoumission ait été particulièrement répandue chez les fils de vétérans, condamnés bon gré mal gré à la militia, c’est-à-dire au service militaire, au métier de soldat. Les fils de vétérans tentaient de se soustraire à d’interminables obligations militaires soit en s’enfuyant, soit en se cachant soit même en se mutilant volontairement.

Martin entra donc dans le corps d’élite que constituait alors la garde impériale à cheval, appelée Schola. Notre Martin était éblouissant, avec l’armure de métal souple et brillant, le casque à crête, le bouclier de même éclat, le tout complété pur un immense manteau blanc, la chlamyde, formée de deux pièces d’étoffe dont la partie supérieure doublée de peau de mouton, se portait soit sur les épaules, soit rabattue comme capuchon à la place du casque (Henri Ghéon, St Martin, l’évêque des païens. Ed. Culture et promotion populaire). Ce manteau deviendra célébrissime.

Après son instruction, Martin fut envoyé comme officier en Gaule, notamment à Amiens, l’une des trois grandes villes de la seconde Belgique avec Chalon et Reims. Sous son bel uniforme, Martin demeura fidèle à ses sentiments religieux et à sa vocation première. Il fit donc l’apprentissage de la patience, qualité ô combien nécessaire à un moine ! Il vivait en compagnie d’un serviteur, d’une ordonnance, ainsi qu’il convenait à sa qualité d’officier. Mais Martin renversait les rôles : c’était lui, le maître, l’officier, qui servait son serviteur. Il brossait les chaussures de ce dernier après l’avoir lui-même déchaussé. C’est lui aussi qui faisait le service de la table. Pour dire que l’officier Martin fait le service de la table à la place de son ordonnance, Sulpice Sévère emploie le verbe latin  » ministraret « . Or, il n’est pas sans intérêt de remarquer que la Vulgate, la traduction latine du Nouveau Testament, emploie ce même verbe pour désigner l’activité de service des saintes femmes qui entourent Jésus, par exemple en Lc. 10, 40, lorsque Marthe se plaint auprès de Jésus au sujet de Marie, sa sœur :  » … cela ne te fait rien que ma sœur me laisse servir toute seule « ,  » non est tibi curae quod soror mea reliquit me solam ministrare  » ? Ainsi est indiqué que Martin réalise déjà le mode d’existence donné en exemple par le Maître qui s’est fait le serviteur des siens jusqu’à la mort sur la croix. Songeons aussi au lavement des pieds, le soir du jeudi saint au moment où Jésus va pénétrer dans les affres de sa Passion.

Martin demeura ainsi trois ans sous les armes, sans être encore baptisé mais déjà bien plus chrétien que beaucoup de chrétiens de son temps aussi bien que du nôtre. Ses camarades l’aimaient et le respectaient, car sa conduite était à tous égards exemplaire : gentillesse ( benignitas ), amour fraternel ( caritas ), patience (patientia ), sobriété (frugalitatem ) et surtout humilité ( humilitas ). Sans avoir reçu le baptême, Martin vivait déjà selon l’Evangile par ses bonnes œuvres, assistant les malades, secourant les malheureux, donnant de la nourriture et des vêtements aux indigents. Sur sa solde, il ne réservait que de quoi manger chaque jour.

Et c’est dans ce contexte que se produisit l’événement qui allait immortaliser saint Martin jusqu’à nos jours. La mémoire glorieuse de cet événement a été célébrée par l’art chrétien occidental dans la miniature comme dans la statuaire, dans le vitrail aussi bien que dans l’estampe. Notons tout de suite que ce saint n’était pas encore chrétien lorsqu’il acquis ce titre de gloire ! Un soir d’hiver glacial particulièrement rigoureux, n’ayant sur lui que son beau manteau blanc d’officier et ses armes, Martin rencontre à la porte de la ville d’Amiens — in porta Ambianensium civitatis — un pauvre dépourvu de vêtements — pauperem nudum –. Le malheureux avait beau supplier les passants, personne ne s’arrêtait par un temps pareil. Martin comprit aussitôt que ce pauvre lui était réservé, puisque les autres ne lui accordaient aucune pitié, que c’était Dieu lui-même qui avait placé ce pauvre sur son chemin. Mais que faire ? Martin ne possédait que sa prestigieuse chlamyde. Ce mot désigne alors le manteau fendu et fixé sur l’épaule droite par une fibule. C’était, en quelque sorte, la capote d’uniforme des soldats romains. On songe à Eric von Stroheim, en uniforme de commandant de l’armée allemande, dans  » La grande illusion  » de Renoir. Sans hésiter, saisissant son épée, notre fol en Christ partagea en deux son superbe manteau, en donna un morceau au pauvre et remit sur ses épaules l’autre moitié. Les passants furent stupéfaits ! Comme on les comprend ! Que diraient nos contemporains si, à la sortie d’une messe de minuit de Noël, une chrétienne imitait Martin avec son manteau de vison ?

La nuit suivante, s’étant endormi, Martin vit en rêve le Christ vêtu de la moitié de la chlamyde dont il avait recouvert le pauvre transi de froid. Et il entendit le Christ dire d’une voix éclatante à la foule des anges : Martin, qui n’est encore que catéchumène, m’a couvert de ce vêtement. Sans doute notre dormeur se souvenait-il dans son rêve des paroles du Seigneur à ses disciples :  » … j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger, j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire, j’étais un étranger et vous m’avez accueilli, nu et vous m’avez vêtu, malade et vous m’avez visité, prisonnier et vous êtes venus me voir… En vérité je vous le dis, dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait  » ( Mt. 25, 35-36 et 40 ). Martin avait vécu l’Evangile à la lettre. C’est bien ce que le philosophe Maurice Blondel appelait la pratique littérale. La rencontre de Martin et du pauvre d’Amiens, c’est la réalisation concrète, tangible de ce que, dans la Cité de Dieu, saint Augustin a appelé admirablement  » amor Dei usque ad contemptum sui  » ( l’amour de Dieu poussé jusqu’au mépris de soi ) que l’évêque d’Hippone oppose à  » amor sui usque ad contemptum Dei (l’amour de soi poussé jusqu’au mépris de Dieu ). Le zèle missionnaire et les miracles de l’évêque / thaumaturge de Tours ont frappé moins vivement la conscience chrétienne occidentale que la fidélité totale à l’Evangile du militaire / catéchumène d’Amiens. Et il faut s’en féliciter.

Quand Martin atteignit l’âge de dix-huit ans, il décida de se faire baptiser, mais il ne renonça pas immédiatement à la carrière militaire. Cependant, sa conscience fut mise à rude épreuve lors de l’invasion de la Gaule par les Barbares. Le César Julien [Flavius Claudius Julianus ( 331-363 ), dit Julien l’Apostat. Neveu de Constantin le Grand, il fut nommé César et gouverneur des Gaules par son cousin Constance en 355, puis proclamé empereur par ses soldats, au palais des thermes, à Lutèce en 361. Elevé dans le christianisme, il l’abjura et tenta de rétablir, en l’épurant, l’ancien polythéisme païen. Pour Julien, le christianisme, religion des pêcheurs de Galilée, est une religion barbare, méprisable comme telle, en face d’un paganisme dont les lettres de noblesse remontent à l’époque homérique. Il périt, à l’âge de 32 ans, dans une expédition contre les Perses, en 363. A l’époque de la jeunesse militaire de Martin, Julien est donc César mais pas encore empereur. A partir de Dioclétien, c’est-à-dire de la fin du troisième siècle, le titre de César désigna spécialement le personnage que chacun des deux empereurs régnants (d’Occident et d’Orient) (Augustus ) désignait comme son successeur en l’associant à son gouvernement] avait concentré son armée près de la cité des Vangions, c’est-à-dire dans la région de l’actuelle ville allemande de Worms, dans le Palatinat. Selon l’usage, le César distribuait lui-même à chaque soldat un donativum, c’est-à-dire une gratification destinée à encourager l’héroïsme des troupes avant le combat. Ce pouvait être aussi, et simultanément, une récompense collective accordée aux troupes pour leur belle conduite et pour les succès remportés sur les barbares au cours des premières opérations en territoire gallo-romain et germain. Lorsque vint le tour de Martin, il refusa de percevoir ladite prime, car il comprit que, s’il acceptait, il perdrait toute liberté et donc toute possibilité de réaliser sa si précoce vocation. Jugeant alors venu le moment de demander son congé, il dit au César :  » Jusqu’ici, j’ai été à ton service : permets-moi maintenant d’être au service de Dieu ; que celui qui a l’intention de combattre accepte ton « donativum  » ; moi, je suis soldat du Christ, je n’ai pas le droit de combattre « . En entendant Martin parler avec une telle audace, Julien se mit en colère, accusant Martin de lâcheté devant la perspective du combat qui devait avoir lieu le lendemain. Mais Martin intrépide et d’autant plus ferme que l’on avait tenté de l’intimider dit alors au César :  » si l’on impute mon attitude à la lâcheté et non à la foi, je me tiendrai demain sans armes devant les lignes, et au nom du Seigneur Jésus, sous la protection du signe de la croix, sans bouclier ni casque, je pénétrerai en toute sécurité dans les bataillons ennemis. Julien le fit emprisonner afin de s’assurer que Martin ne reviendrait pas sur sa décision de s’exposer le lendemain sans armes à l’ennemi. Mais ce dernier envoya le lendemain des messagers pour négocier la paix. Martin n’eut donc pas à courir le risque d’être exposé, les mains nues, aux coups meurtriers de l’ennemi. Le Seigneur supprima la nécessité même de combattre. II n’y eut donc ni effusion de sang, ni mort d’homme. Alors Julien consentit à libérer Martin de ses obligations militaires. Ici s’achève la vie dans le monde de Martin et comme la préhistoire de sa sainteté.

Ainsi donc, simultanément  » miles Caesaris et miles Christi « , soldat de l’empereur et pourtant déjà soldat non-violent du Christ, le militaire exemplaire était entré contre son gré dans une carrière qui s’annonçait brillante, et voici que le martyr militaire obtient son congé de l’empereur Julien après un dramatique affrontement. Loin d’avoir été dans la vie de Martin un temps de péché, les années de service militaire sont présentées comme une étape fructueuse, formatrice, dans son itinéraire spirituel vers la sainteté. Ses premières armes spirituelles, c’est dans la compagnie profane de ses compagnons d’armes, que le jeune soldat du Christ les effectue. Le jeune Martin baptise les trois années de sa vie militaire en faisant d’elles une période de catéchuménat / noviciat au service d’une vocation qui d’emblée ne peut concevoir la vie chrétienne que sous sa forme monastique. Il sait trouver dans la vie militaire le moyen de se préparer d’une manière exemplaire à l’illumination baptismale. Il rayonne dans le milieu de ses compagnons d’armes des vertus chrétiennes qui préfigurent le mode d’existence des moines cénobites.

En quittant l’armée du Rhin, Martin se rendit aux confins de l’Aquitaine, auprès de l’évêque de Poitiers, Hilaire, que Martin admirait pour la fermeté intransigeante de sa foi orthodoxe et son courage dans la résistance aux exigences de l’empereur Constance II, lequel, piqué de théologie, prétendait persécuter la foi de Nicée et obtenir le ralliement inconditionnel des évêques d’Occident à l’arianisme. Ce premier séjour de Martin à Poitiers est à situer entre l’été 356 et le départ d’Hilaire pour l’exil, banni en Orient par Constance pour avoir osé lui tenir tête.

Hilaire aurait voulu ordonner Martin diacre mais, à l’instar d’Ambroise de Milan (la vox populi ayant désigné Ambroise pour succéder à l’évêque Auxence, Ambroise tenta d’abord de se soustraire à l’élection) et d’Augustin d’Hippone (désigné par certains membres de la communauté d’Hippone pour devenir prêtre, Augustin est épouvanté, il se débat désespérément mais en vain. Il succède à l’évêque Valère en considérant son acceptation comme un sacrifice, voire une punition pour ses péchés), de Césaire (élu évêque d’Arles, Césaire s’enfuit et va se cacher dans un tombeau du cimetière des Alyscamps), d’Honorat (ordonné malgré lui par Léonce de Fréjus, élu évêque d’Arles sans avoir été consulté, il refusa son élection et ne se résigna à quitter l’île de Lérins que lorsqu’il eut la certitude que c’était bien la volonté de Dieu) et d’Hilaire (désigné comme son successeur par Honorat, il ne voulut pas devenir évêque d’Arles. Comme jadis Honorat lui-même, il finit par accepter pour se conformer à la volonté divine), évêques d’Arles, de Grégoire de Nazianze (il fut ordonné prêtre contre sa propre volonté, il s’enfuit, fut consacré, malgré sa répugnance, évêque de Sasime par son ami Basile de Césarée, ne prit jamais possession de son siège épiscopal et, lorsqu’il fut devenu archevêque de Constantinople, il démissionna au bout de quelques jours) et de Grégoire de Nysse (il fut consacré évêque contre son gré), Martin refusa en clamant son indignité. Par contre, il consentit à être ordonné exorciste. Pourquoi une telle acceptation après un tel refus ? C’est que la fonction d’exorciste était considérée à cette époque comme inférieure et humiliante. Nous pouvons comprendre cette mentalité si nous nous souvenons de ce que dit le célébrant orthodoxe au moment de l’office du catéchuménat. En effet, dans le deuxième exorcisme, le célébrant s’adresse au démon en ces termes :  » Je t’adjure donc, esprit tout à fait méchant et impur, souillé et dégoûtant…  » Etre exorciste, c’était avoir un contact quasi physique avec le démon, c’était accomplir la tâche ingrate, la basse besogne de se battre contre lui, notamment en ayant affaire aux possédés, aux malades mentaux, aux aliénés. Il fallait vraiment avoir la foi et être rempli de l’Esprit saint, d’abord pour réussir à mettre en fuite le diable, ensuite afin de ne pas se sentir soi-même souillé au contact du démon par démoniaques interposés.

A quelque temps de là, Martin eut une vision dans son sommeil et il reçut l’ordre de rendre visite à sa famille encore païenne. Il s’en ouvrit à Hilaire qui lui accorda son consentement, tout en lui faisant prendre l’engagement de revenir à Poitiers. Hilaire lui prodigua ses prières et ses larmes, et c’est dans la tristesse que Martin entreprit ce long voyage vers sa Pannonie natale, en Hongrie-Moravie, ne cachant pas à ses frères moines qu’il y subirait bien des épreuves. Les événements qui se produisirent justifièrent ses paroles. Martin franchit sans doute les Alpes par le Petit Saint-Bernard ou par le Mont-Cenis. C’est alors qu’il tomba aux mains de brigands dont l’un voulut l’abattre à coups de hache, outil de bûcheron en ces régions de forestage. Mais le bras du bandit fut heureusement miraculeusement retenu par un compère qui songeait peut-être à retirer quelque argent de la capture au moyen d’une rançon. Les mains liées derrière le dos, il fut emmené en un lieu retiré par son gardien qui le questionna, lui demandant notamment s’il avait peur. Ayant foi en la miséricorde divine qui viendrait le délivrer, Martin lui répondit par la négative. Et il se mit à prêcher la parole de Dieu au bon brigand chargé de sa surveillance. L’homme finit par se convertir au Christ et décida de suivre Martin. Mais on ne peut que conjecturer la suite de la biographie de ce converti inconnu.

Continuant son chemin, et après avoir dépassé Milan (peut-être dans une villa sur la route de Brescia et Vérone), où l’empereur Constance II réside encore, jusqu’en 357, avec sa cour, Martin fut de nouveau arrêté, mais cette fois ce fut par le diable, qui avait pris figure humaine,  » humana specie adsumpta « , le diable incarné, en quelque sorte. Pour Sulpice-Sévère, le biographe de Martin, c’est peut-être une manière de désigner l’empereur pro-arien sous son identité satanique et de faire allusion à une démarche de Martin (demandée par Hilaire ?), fils d’un officier supérieur et ancien garde du palais de Constance, auprès de celui-ci pour le ramener à l’Orthodoxie. Le diable, peut-être l’Antichrist Constance, demanda à Martin où il allait. S’il n’y a pas eu d’entrevue de Martin avec l’empereur, peut-être y a-t-il eu un contrôle de police à la sortie de la capitale impériale. Venant d’auprès de l’évêque de Poitiers bien connu pour son opposition doctrinale à l’empereur, Martin ne pouvait être que suspect à la police impériale. Martin ayant répondu à la fois avec prudence et insolence qu’il allait là où le Seigneur l’appelait, le diable incarné lui dit :  » Où que tu ailles, et quoi que tu entreprennes, tu trouveras le diable devant toi « . A l’instar du Christ dans le désert de Juda (cf. Mt. 4, 1-l let Le. 4, 1-13), Martin lui cloua le bec en citant le verset 6 du psaume 118 ( 117 ) :  » Le Seigneur est pour moi, plus de crainte, que me fait l’homme, à moi ?  » Et aussitôt Satan disparaît. Il semble bien que Sulpice Sévère ait voulu rapporter un incident précis, historique, du voyage de Martin en le transposant.

Arrivé dans sa patrie, Martin, comme il en avait eu l’intention, amena sa mère païenne à se convertir au Christ et à recevoir le baptême, mais son ancien légionnaire de père qui, toute sa vie, n’avait connu que la religion des enseignes impériales et du camp, ne voulut rien entendre. Toutefois, par son exemple et sa foi rayonnante, Martin réussit à convertir d’autres personnes durant son séjour à Sabaria. On peut penser que Martin ne se priva pas de chercher à convertir les Ariens. Cependant, en Pannonie comme ailleurs, l’hérésie arienne avait alors le dessus. Les évêques avaient été persécutés et à son tour Martin eut à subir les pires traitements. Il finit par quitter sa ville et regagna l’Italie. Là, il apprit qu’Hilaire lui-même avait été contraint à l’exil. Martin s’installa dans un ermitage à Milan. Mais il y fut persécuté avec acharnement par Auxence, l’évêque arien de Milan auquel succédera Ambroise, lequel Auxence finit par faire expulser Martin de la cité. Martin se retira alors, entre 358 et 360, dans la petite île inhabitée de Gallinara près de la côte ligure face à Albenga, à quelque cinquante milles au sud-ouest de Gênes, avec un prêtre qui, semble-t-il, était un homme de grande vertu. Il se nourrissait uniquement de racines. Un jour, ayant avalé de l’hellébore, une plante vénéneuse, peut-être en voulant imiter l’ascèse alimentaire des anachorètes d’Egypte, il ressentit la violence du poison dans son corps et vit sa mort prochaine. Dès ce moment, il entra en prière et le mal le quitta. C’est le premier exemple de triomphe de Martin sur la mort (cf. Mc. 16, 17-18).

Peu de temps après, il apprit, par la rumeur publique ou par un envoyé d’Hilaire, que celui-ci avait été rétabli sur son siège épiscopal, à Poitiers (au printemps de 360) où l’empereur, sans annuler la sentence d’exil, l’assignait à résidence surveillée. Martin essaya de rencontrer Hilaire à Rome. Mais l’évêque de Poitiers avait déjà quitté la ville. Sans perdre une seconde, Martin se remit en route pour rejoindre à Poitiers Hilaire qui l’y accueillit avec grande joie. Sans doute sous la tutelle et sur les conseils d’Hilaire, il fonda, non loin de la ville épiscopale, d’abord, peut-être, un ermitage, puis rapidement une communauté cénobitique. Cette fondation a très vraisemblablement été installée à l’emplacement de l’actuel monastère bénédictin de Ligugé, sur la rive gauche du Clain, à 8 km au sud de Poitiers. Un catéchumène qui s’était joint à lui tomba gravement malade lors même que Martin avait dû s’absenter, très probablement en visite auprès d’Hilaire plutôt qu’en voyage d’évangélisation dans les campagnes. Sans doute s’agissait-il d’une forte crise de paludisme, dans cette vallée encore marécageuse. A son retour, Martin trouva le catéchumène décédé sans baptême et arriva au beau milieu de la veillée funèbre. Il fit sortir tout le monde de la cellule mortuaire dont il ferma la porte, invoqua le saint Esprit, s’allongea sur le défunt et, durant deux heures, se plongea dans la prière. Il ne fait guère de doute qu’en rédigeant ce passage de sa biographie de saint Martin, Sulpice-Sévère avait présent à l’esprit le récit vétéro-testamentaire de la résurrection par Elisée du fils de la Sunamite (cf. IIRois 4, 33sq.). Les prophètes thaumaturges Elie et Elisée étaient des modèles vénérés pour les anachorètes qui, à partir des traditions ascétiques de l’Orient chrétien, méditaient et tentaient d’imiter leurs vies. Tout à coup, Martin sentit le mort remuer et observa le visage du défunt : ses yeux se dessillèrent et se mirent à clignoter. Alors, Martin se tourna vers le Seigneur en clamant sa louange, et la cellule s’emplit de ses cris d’action de grâce. Entendant cela, les frères restés dehors firent irruption, stupéfaits, et virent en vie celui qu’ils avaient laissé pour mort. Rendu à la vie, le catéchumène fut aussitôt baptisé et le premier il se mit à faire l’éloge des vertus de Martin. La mort et la résurrection biologiques du catéchumène furent immédiatement suivies de sa mort et de sa résurrection baptismales. A partir de ce moment, le renom de Martin, déjà vénéré comme un saint, se répandit dans toute la Gaule. Martin opéra, dans la famille d’un notable  » honorati viri  » du nom de Lupicien, une deuxième résurrection qui prend place parmi les tournées missionnaires de Martin à travers les campagnes du Poitou. Le récit est une réplique abrégée de la scène de Ligugé. Le défunt est un petit esclave qui s’est pendu de désespoir. Emu de compassion, Martin le rend à la vie. C’est cette même compassion qui va arracher notre bon Martin à l’existence paisible et sainte de son ermitage. Car, l’évêque de Tours Litorius étant mort, voilà que la ville avait besoin d’un pasteur. Et le peuple songea immédiatement à Martin. Aux yeux des chrétiens de Tours, il apparaissait le plus digne pour l’épiscopat. Mais comment réussir à le faire sortir de son monastère ? Un certain Rusticus, un notable (son patronyme est purement romain), un des membres influents de la députation qui était sur le point d’échouer, y parvint en suppliant Martin de se rendre au chevet de sa femme qui, disait-il, était mourante. Martin accepta sans hésiter. Cependant, au fur et à mesure qu’ils avançaient, la foule groupée sur les bords de la route acclamait Martin et marchait à sa suite. Dès son entrée dans Tours, ce fut une ovation interminable. Le peuple était unanime : tous avaient le même désir, qu’il accepte de monter sur le siège épiscopal de Tours. Mais, parmi les évêques qui s’étaient déplacés pour l’installation du nouvel évêque, certains s’insurgèrent. Ils disaient de Martin que c’était  » un personnage méprisable, à la mine pitoyable, aux vêtements sales, aux cheveux en désordre, et qu’il n’était pas digne d’être évêque « . Mais le peuple, d’une seule voix, continua à réclamer Martin et entendit bien imposer aux évêques l’ordination d’un moine qui ne leur agréait pas parce qu’il ne payait pas de mine, était trop peu soigné dans sa mise et sa coiffure. Le peuple finit par réussir à tourner en ridicule les mondains qui, en voulant déconsidérer Martin, ne parvenaient qu’à publier ses mérites.

Parmi eux, le principal adversaire de Martin était un évêque, probablement celui d’Angers, dénommé Defensor. Or, le jour de l’intronisation de Martin, le lecteur chargé de lire les textes de la sainte Ecriture au cours de la liturgie d’ordination épiscopale se trouva coincé par la foule massée dans la cathédrale et ne put accéder à l’ambon. L’un des assistants, probablement un clerc habitué au maniement du Psautier, voulant sans doute demander à Dieu une réponse à la mode antique, en se livrant à un tirage de sorts bibliques, ouvrit le Psautier et lut le verset suivant :  » Par la bouche des enfants (à cette époque, le lecteur est généralement un jeune enfant destiné à la cléricature. Sa fonction est de lire les textes bibliques et de psalmodier au cours de l’assemblée liturgique) et des nourrissons tu t’es rendu gloire à cause de tes ennemis pour détruire l’ennemi et le défenseur !  » Il s’agit du verset 3 du psaume 8 dans la version latine, antérieure à celle de saint Jérôme, appelée Vetus latina |le texte latin est le suivant :  » Ex ore infantium et lactantium perfecisti laudem propter inimicos tuos, ut destruas inimicum et defensorem  » ( que saint Jérôme remplace par ultorem ). La traduction à partir de l’hébreu est différente :  » par la bouche des enfants, des tout petits, tu l’établis ( = le Nom de Iahvé ), lieu fort, à cause de tes adversaires pour réduire l’ennemi et le rebelle].

A ces mots, le peuple en liesse fit monter vers le Seigneur clameurs et louanges : la vox populi venait d’être confirmée et la volonté de Dieu manifestée par la voix du psalmiste. La cabale, une minorité de puissants laïcs et quelques évêques, fut confondue. Les clercs de cette époque connaissaient à fond et par cœur leur Psautier. On peut penser qu’à Tours, bien avant l’élection de Martin, le verset 3 du psaume 8 dans la version latine en usage avait fourni la matière de plaisanteries cléricales sur le compte de l’évêque de la cité limitrophe, Angers. La prétendue lecture oraculaire du verset n’a peut-être trompé personne. Auprès d’un public chrétien habitué à la psalmodie, elle a pu remporter le succès d’une plaisanterie éculée, mais renouvelée par l’audace irrévérencieuse, la « parèsia », dirons-nous en grec, de cet à-propos. Déjà, peut-être, en Gaule, à cette époque, le ridicule tuait !

Quant à Martin, si compatissant qu’il fût pour tous les besoins des hommes, si attaché qu’il fût à sa vocation monastique, il consentit à son élection dès lors qu’il vit dans la réussite de la ruse de Rusticius un signe du dessein divin sur lui. Parti pour guérir une malade, il se vit confier la garde de tout un troupeau dont il devint le prisonnier. Ceci se passa probablement le dimanche 4 juillet 370.

Saint Martin fondateur et Abbé de Marmoutier

Quelle fut la conduite de Martin après son accession à l’épiscopat ? Avec une fermeté sans faille, il resta semblable à celui qu’il avait été auparavant. Même humilité, même pauvreté vestimentaire. Tout évêque qu’il fût devenu, c’est-à-dire un dignitaire dont les chrétiens gallo-romains attendaient qu’il fût aussi le successeur des responsables politiques de naguère, il ne déserta pas pour autant sa profession monastique. Pendant quelque temps, il tenta de s’isoler dans une cellule attenante à son église cathédrale. Puis, contraint par l’importunité des visiteurs, il s’installa un ermitage à 3 km environ hors les murs de la ville de Tours, à Marmoutier. Cette anachorèse sur l’escarpement des falaises crayeuses du val de Loire, entre la montagne et la boucle du fleuve, voulait s’inscrire dans la continuité de la tradition ascétique d’un Antoine et d’un Hilarion dans le désert égyptien. Martin occupait une cabane en bois. Très vite des candidats à la vie monastique affluent. Ils furent logés de la même manière. Certains se livrent au troglodytisme dans la falaise crayeuse pour se faire des abris. Le régime de cette vie monastique était la pauvreté personnelle totale et la mise en commun de tous les biens. Ces premiers moines gallo-romains ne se livraient à aucune activité manuelle, à la différence des moines égyptiens qui tresser des corbeilles pour vivre de leur travail. Les frères qui étaient adultes se livraient intégralement à la vie contemplative. Seuls les moines adolescents étaient affectés à des travaux de copie. On ne se réunissait que pour la prière liturgique. Plutôt qu’un monastère à proprement parler, Marmoutier est alors un groupement d’ermitages, chacun passant le plus clair de son temps dans la lecture et l’oraison solitaires. Personne ne buvait de vin, sauf les malades. Le vêtement des frères était, à l’instar de celui du Précurseur Jean-Baptiste, une tunique en poil de chameau qu’on se procurait sans doute auprès de pèlerins des lieux saints et d’Egypte. Comme, parmi ces premiers disciples de Martin, un grand nombre appartenaient à l’élite de la société gallo-romaine (cf. l’itinéraire spirituel d’hommes tels que Sulpice Sévère, Paulin de Nole, Eucher, le préfet Dardanus), l’acquisition de ce vêtement exotique ne devait pas être hors de leur portée. Plusieurs de ces moines, par la suite, devaient être élevés à l’épiscopat. Marmoutier préfigure ce que sera plus tard Lérins.

Le pseudo-martyr démasqué par l’évêque Martin

Au début de l’épiscopat de Martin, il y avait, non loin du monastère, sans doute sur le coteau, le long de la route de Tours à Angers, une tombe et un autel que le peuple allait souvent vénérer. Faisant preuve d’esprit critique envers la dévotion populaire aux martyrs et ses outrances, Martin qui, pourtant, avait lui-même une réelle dévotion pour les martyrs, avait demandé qu’on lui indiquât si ce martyr était inscrit sur le calendrier de l’église de Tours. Martin veut connaître la tradition exacte de l’Eglise locale dont il est désormais la tête et le pasteur. Mais les membres du presbyterium, du collège honorable des prêtres (cf. la grande litanie diaconale de nos liturgies et de nos différents offices liturgiques) entourant l’évêque Martin étaient à ce sujet très embarrassés pour lui fournir une réponse. Rompant sans doute avec la pratique de son prédécesseur, Martin s’abstint de donner à ce lieu de pèlerinage incertain la sanction de sa présence épiscopale. Toutefois, il finit par s’y rendre, accompagné de quelques moines, et non pas du presbyterium tourangeau préalablement consulté mais en vain et peut-être favorable à ce lieu de pèlerinage, formant avec lui, pourrait-on dire, un commando spirituel. Il se rend à l’intérieur de l’édifice, jusqu’à la table d’autel au-dessus du tombeau, et là il se met à prier Dieu de l’éclairer sur les titres réels de ce prétendu martyr à être vénéré. Il s’ensuit une scène de nécromancie ou plutôt d’apparition d’un être venu d’outre-tombe : en se tournant du côté gauche, il vit se dresser une ombre repoussante à laquelle il intima l’ordre de dire son nom et ses qualités. Rappelons-nous que Martin avait commencé par être exorciste. Devenu évêque, il en avait a fortiori les pouvoirs. L’ombre avoue tout de suite avoir été un brigand exécuté pour ses forfaits. Les assistants entendaient sa voix sans cependant le voir. Rappelons-nous aussi que, depuis sa traversée des Alpes, Martin avait quelque expérience de la rencontre avec les bandits de grands chemins. Alors Martin fit retirer l’autel mais la tombe est respectée. En désaffectant le lieu de culte sans détruire la tombe, il délivre le peuple de l’erreur de la superstition rurale, laquelle est beaucoup plus grave qu’un simple préjugé. L’évêque a conscience d’être le libérateur de son peuple encore pagano-chrétien plutôt que véritablement chrétien. N’oublions pas, en effet, que Martin n’est que le troisième évêque de Tours, après Gatien et Lidoire. Encore fragile et contesté dans les villes, le christianisme ne s’est guère aventuré jusqu’ ici hors des murs des cités dans la plus grande partie des deux Lyonnaises.

L’enterrement païen arrêté

Un jour que Martin était en chemin, il rencontra le corps d’un païen qu’on menait à sa sépulture. Il s’arrête à quelque distance de la foule. Il distingue une troupe de paysans et le linceul jeté sur le corps qui voltigeait à tout vent. Il prend un enterrement campagnard pour la procession d’une idole. C’est que les paysans gallo-romains de cette époque avaient l’habitude de porter en procession à travers les champs des idoles qu’ils recouvraient d’un voile rituel. Tel un exorciste face au démon, Martin fit donc le signe de la croix à l’adresse de l’idole qu’il a cru reconnaître. L’ancien militaire devenu évêque tient désormais le signe de la croix pour l’arme la plus efficace du combat spirituel. Il devient ici le signal d’attaque contre les puissances démoniaques du paganisme rural. Il donne à la foule l’ordre de s’arrêter et de déposer ce qu’il croit être une idole. Le biographe de saint Martin, Sulpice Sévère, nous décrit alors la foule paysanne et païenne comme pétrifiée et incapable de se remettre en marche. Non sans quelque hyperbole littéraire l’auteur nous montre les gens tournant ridiculement sur eux-mêmes jusqu’au moment où, vaincus, les porteurs déposèrent leur fardeau à terre. Cette étrange rotation sur eux-mêmes des membres du cortège évoque les symptômes de troubles nerveux, comme des convulsions. Sans doute l’imagination du biographe a-t-elle travaillé sur des souvenirs authentiques. Abasourdis, les paysans se regardèrent les uns, les autres, se demandant sans mot dire ce qui leur arrivait. Mais, s’étant rendu compte qu’il s’agissait d’obsèques, Martin leva la main et rendit à ces gens le pouvoir de partir en enlevant le corps. Martin s’incline avec compassion devant la peine et le malheur. On remarquera toutefois que Martin n’envisage pas de ressusciter le défunt : il s’agit de funérailles païennes.

Le défi du pin abattu

Un autre jour, en un village qui n’est pas nommé par le biographe, Martin détruisit un temple très ancien et entreprit d’abattre un pin, proche du sanctuaire païen. Mais le desservant du lieu entouré de toute une foule de païens s’opposèrent à Martin, considérant comme un sacrilège d’abattre un arbre tenu pour sacré. Pourquoi un pin ? C’est l’arbre consacré à Cybèle. On peut penser que la scène s’est passée dans un sanctuaire gallo-romain de cette déesse. Avec sa patience habituelle, Martin leur expliqua qu’une souche n’avait rien de sacré, qu’ils devaient plutôt suivre le Dieu que lui-même servait et qu’il fallait couper cet arbre par ce qu’il était consacré à un démon Le plus hardi parmi la foule païenne dit alors :  » si tu as quelque confiance en ce Dieu que tu adores, nous allons couper l’arbre, mais toi, il faudra que tu le reçoive dans sa chute. Et si ce Dieu que tu dis être le tien est avec toi, tu en réchapperas « . Sans hésiter, Martin relève le défi. Et comme le pin penchait d’un côté, on plaça Martin qu’on avait attaché, selon la volonté de la foule, à l’endroit où personne ne doutait que l’arbre allait tomber. On commença à couper le pin avec allégresse, en pensant qu’on serait bientôt débarrassé de ce Martin, cet empêcheur de paganiser en rond ! Déjà le pin vacillait et menaçait de s’abattre. A l’approche du danger, la foule s’écarta prudemment, contemplant à distance respectueuse le déroulement de ce duel insolite entre Cybèle et le Dieu de Martin. Les moines eux-mêmes étaient épouvantés, servant de repoussoirs, dans l’esprit du biographe, à la tranquille impassibilité de Martin qui, confiant dans le Seigneur, attendait intrépidement. Le pin craque, il va tomber, s’abattre sur l’évêque, quand celui-ci élève la main à la rencontre de l’arbre et lui oppose le signe de la croix, le signe du salut. Alors, le pin, comme repoussé en arrière, s’abat du côté opposé, de telle sorte qu’il faillit écraser les paysans qui se tenaient, croyaient-ils, en lieu sûr. Une clameur monte vers le ciel, la foule païenne est saisie d’étonnement admiratif, les moines pleurent de joie, et tous, à l’unisson, proclament le nom du Christ. Les païens demandent presque tous à devenir chrétiens. Martin parvient donc à convertir au Christ une foule de paysans réunis pour une cérémonie en l’honneur de Cybèle, la Grande Mère.

Incendie et destruction de sanctuaires païens

Vers le même temps, Martin mit le feu à un sanctuaire païen très ancien et très fréquenté. Mais, emportées par le vent en tourbillons, les flammes se dirigeaient vers les maisons qui enserraient le temple, risquant de se propager à l’agglomération et de détruire les habitations de gens qui sont pour Martin du futures ouailles. Dès que le saint évêque s’en aperçut, il monta sur le toit de la maison. Comme dans l’épisode du pin, Martin cherche à faire un geste qui soit un signe de salut, en s’exposant personnellement et volontairement à un péril mortel. On put voir alors le feu se rabattre miraculeusement contre le vent, malgré la violence de celui-ci, si bien que les éléments naturels semblaient, pour ainsi dire, se combattre. Le feu n’accomplit donc son œuvre que là où Martin le souhaitait.

Dans un autre village, dénommé Levroux, à 80 km environ au sud-est de Tours, Martin voulut également démolir un temple païen qui contenait de grandes richesses. Mais, en état de légitime défense, la foule entreprit de s’y opposer violemment. Pour ne pas être lynché, Martin dut se replier dans le voisinage immédiat. Là, durant trois jours, vêtu d’un cilice et couvert de cendre, dans le jeûne et l’oraison ininterrompus, il adressa sa prière au Seigneur afin que celui-ci renversât lui-même le temple si bien protégé par les païens. Soudain, deux anges armés de lances et de boucliers se présentèrent à lui, se disant envoyés par Dieu pour disperser la foule des paysans et assurer sa protection. Peut-être quelque fonctionnaire romain chrétien ou sympathisant du christianisme a-t-il dépêché auprès de Martin en difficulté des soldats à double fin de rétablir l’ordre public et de protéger la personne de l’évêque, lequel comptait des relations personnelles dans les classes dirigeantes des deux Lyonnaises. Et nous avons déjà noté la présence de beaucoup de nobles parmi les moines de Martin. Il est bien possible que Martin et ses compagnons aient effectué une interprétation providentielle et surnaturelle de l’apparition d’un tel renfort au moment où ils se trouvaient en bien mauvaise position. Des soldats chargés de mission par quelque fonctionnaire chrétien ou sympathisant pouvaient être à bon droit considérés simultanément comme des envoyés du Seigneur. Le miracle fut peut-être que la retraite pénitentielle de Martin consacrée durant trois jours à une instante prière fut récompensée par l’arrivée au bon moment d’un détachement armé. Martin devait donc retourner au village. C’est ce qu’il fit et, tandis que la foule païenne, immobile, l’observait, il se mit à démolir le temple de fond en comble. A cette vue, les paysans comprirent qu’une puissance divine les avait frappés de stupeur et de panique pour les empêcher de résister à l’évêque Martin par la violence. Effrayée par l’escorte armée, si escorte armée il y eut, qui pouvait lui laisser présager des représailles du pouvoir impérial désormais chrétien, au cas où elle tenterait à nouveau de résister, la foule fut peut-être en même temps saisie d’une grande crainte religieuse. Ils crurent presque tous au Christ, attestant publiquement et à grands cris qu’on devait adorer le Dieu de Martin et délaisser les idoles incapables de se secourir elles-mêmes.

Les assassins déjoués

Un autre exploit de l’évêque de Tours dans sa lutte contre le paganisme, se situe dans un canton du pays éduen. La mission de saint Martin en pays éduen, dont cet épisode porte témoignage, s’est sans doute située après les tournées missionnaires de l’évêque de Tours dans son diocèse, et avant ses voyages à la cour impériale de Trèves. En effet, en l’absence de précisions chronologiques, il est assez naturel de penser que saint Martin a entrepris sa lutte contre le paganisme d’abord dans son propre diocèse, avant que ses succès l’aient fait appeler par d’autres évêques. Nous sommes en tout cas dans les années 389-391.

L’Eglise est devenue l’alliée de l’Etat impérial, à la fin des règnes de Gratien et de Théodose. Le paganisme n’a pas disparu mais il est mort légalement. Le culte païen est officiellement interdit. La loi signée à Milan par l’empereur Théodose le 24 février 391 interdit toute cérémonie païenne dans la ville de Rome, sacrifice, visite de temple, hommage aux idoles, et prévoit de lourdes amendes contre les fonctionnaires qui les toléreraient. Désormais, on ne pouvait continuer à pratiquer le paganisme qu’en marge des lois et sous la menace de sévères sanctions. C’est dans ce contexte de la législation impériale de la fin du 4ème siècle que doit être replacé le duel thaumaturgique de saint Martin, évêque de Tours, avec le paganisme des campagnes gallo-romaines.

Martin était donc en train de démolir un temple lorsque la foule païenne, furieuse, se rua sur lui. L’un des paysans tira l’épée et s’apprêtait à en frapper l’évêque, quand celui-ci, rejetant son manteau, présenta aux coups sa nuque découverte. Le païen fit le geste de frapper, mais, ayant élevé le bras droit trop haut, il tomba à la renverse et, terrassé par la crainte de Dieu, il demandait grâce.

Un autre jour, on voulut donner à Martin un coup de couteau pendant qu’il détruisait des idoles. L’arme fut alors arrachée des mains de l’agresseur et disparut au moment même où il allait frapper. Mais, en général, lorsque les paysans cherchaient à le dissuader de détruire leurs temples, sa prédication adoucissait si bien leur fureur qu’ils finissaient par renverser eux-mêmes leurs édifices religieux.

Guérison de la jeune paralysée de Trèves

Comme beaucoup de saints, Martin de Tours eut le charisme des guérisons. C’est l’un des dons spirituels particuliers énumérés par saint Paul dans sa première épître aux Corinthiens :  » Il y a ceux que Dieu a établis dans l’Eglise, premièrement comme apôtres, deuxièmement comme prophètes, troisièmement comme docteurs. Puis ce sont les miracles, puis les charismes de guérison, d’entraide, de direction, les diverses sortes de langues  » ( 1Co. 12, 28 ). Ce charisme de guérison fait bien de Martin un digne successeur des apôtres. A Trèves, il guérit une jeune fille paralysée et aphasique depuis bien longtemps. Le père de la malade le supplie à genoux, en pleine église, probablement l’ancêtre de l’actuelle cathédrale de Trèves construite vers 326, remplie d’évêques, de se rendre auprès de sa. fille, de la bénir. Car, dit-il, j’ai foi que, par ton intercession, elle sera rendue à la santé. Pour commencer, Martin a recours à ses armes habituelles. Il se prosterne sur le sol et il prie. Puis, examinant la malade, il se fait donner de l’huile qu’il bénit et versa dans la bouche de la jeune fille. Aussitôt, celle-ci recouvre la parole et progressivement ses membres se raniment jusqu’au moment où, d’un pied assuré, elle se lève devant le peuple. Accomplie dans la capitale impériale des Gaules, cette guérison établit partout l’autorité de l’évêque de Tours, à la cour comme à la ville. La demande de guérison pour sa fille est adressée à Martin par le père en présence d’un nombre important d’évêques (… multisque aliis praesentibus episcopis), sans doute attirés à Trèves, du fond de la Gaule et de l’Espagne, comme l’évêque de Tours, par le procès d’un évêque espagnol accusé d’hérésie, Priscillien. Anathématisé par les conciles de Saragosse ( 380 ) et de Bordeaux (384 ), Priscillien fut condamné à mort par l’empereur usurpateur Maxime et exécuté à Trèves en 385, premier hérétique à périr sous les coups du bras séculier. Que lui reprochait-on ? Nous ne le savons pas au juste : du néo-gnosticisme ? de l’illuminisme ? une surenchère ascétique ? Ce qui est certain, c’est que l’enjeu était important pour la sauvegarde de l’Orthodoxie de l’Eglise d’Espagne. C’est une bonne preuve de l’autorité de Martin au sein de l’épiscopat gaulois de cette époque. Nous savons que l’évêque de Tours fit au moins deux séjours dans la capitale impériale des Gaules : l’un au début de 386 ou dès la fin de 385, l’autre à l’automne de 386. Sulpice Sévère avait des liens familiaux avec la ville natale de saint Martin. En effet, sa belle-mère, Bassula, était domiciliée à Trèves. On peut raisonnablement penser que celle-ci était présente dans la cathédrale de Trèves au moment où le père de la malade supplie Martin de bien vouloir guérir sa fille. Et si elle ne s’y trouva pas, il est tout à fait probable qu’elle entendit parler de l’événement dans sa ville et informa son gendre. La documentation du biographe est sans doute ici de première main.

A la même époque, l’esclave d’un certain Tetradius, un ancien proconsul, donc de haut rang, vivant peut-être en retraite dans l’un de ses domaines, était possédé d’un démon qui le torturait atrocement. Saint Martin donna l’ordre de faire amener le malade, mais il était impossible de l’approcher, tant il se jetait à belles dents sur ceux qui s’y essayaient. Tetradius supplia alors Martin de descendre lui-même jusqu’à la maison. Mais Martin refusa, car Tetradius était encore païen. Ce dernier promit de se faire chrétien si le démon était chassé de son jeune esclave. Alors, Martin accepta, imposa les mains sur le possédé et en expulsa l’esprit impur. C’est le geste rituel de l’exorcisme, que le prêtre orthodoxe utilise encore au cours de la célébration du catéchuménat. A cette vue, Tetradius eut foi dans le Christ et devint aussitôt catéchumène et reçut peu après le baptême. Il garda toujours une affection extraordinaire pour Martin. Dans la même ville, Martin entra chez un père de famille ou plutôt s’arrêta sur le seuil, disant qu’il voyait un affreux démon dans la cour de la demeure. Comme il lui intimait l’ordre de déguerpir, le démon se saisit du cuisinier du maître de maison, qui, lui, se trouvait à l’intérieur. Le malheureux entra en une violente crise de rage et se mit à déchirer à belles dents tous ceux qu’il trouvait sur son passage. Quel branle-bas, quelle panique parmi les esclaves et les habitants de la maison ! Martin s’élança au devant du furieux qui grondait, la bouche grande ouverte et lui enfonça les doigts jusqu’à la gorge en disant :  » si tu as quelque pouvoir, dévore-les « . Alors le possédé, comme s’il avait reçu dans la gorge un fer incandescent, écarta les dents en se gardant de toucher les doigts de Martin. L’exorcisme est alors naïvement conçu comme l’expulsion d’un corps étranger par les voies naturelles (… fluxu ventris, c’est-à-dire : par un flux de ventre !). C’est la conclusion truculente tirée d’une très ancienne croyance, qui n’est pas de foi, pour nous, selon laquelle les démons pénètrent dans le corps humain par la nourriture, les fermentations intestinales étant considérées comme l’œuvre des démons et le signe de leur présence ! Ici l’hagiographie s’achève en folklore scatologique !

Il y eut encore la guérison d’un lépreux à Paris, que Martin baisa et bénit et qui fut aussitôt purifié entièrement de son mal. Il y eut aussi celle d’une jeune fille tuberculeuse à laquelle Martin fit remettre une lettre écrite de sa main. Au contact de la lettre la fièvre fut chassée et la jeune fille guérie. Son père, un certain Magnus Arborius, ancien préfet, voua sa fille à Dieu. Et ce fut Martin qui lui imposa l’habit des vierges et la consacra. Ce faisant, Arborius se conformait aux usages romains de toute-puissance du  » pater familias « , tout autant qu’aux usages chrétiens contemporains. Sans doute fit-il le voyage d’Aquitaine à Tours pour y faire prendre le voile à sa fille des mains mêmes de Martin. Il y eut également la guérison de Paulin de Nole, le disciple chéri d’Ausone, qui perdait la vue, probablement à cause d’une cataracte plus ou moins douloureuse. Cela se passait peut-être à Vienne, près de Lyon. Les historiens de la Gaule connaissent bien l’extension considérable des maladies oculaires dans la population gallo-romaine. En effet, on a retrouvé sur le territoire de la Gaule romaine de nombreux cachets d’oculiste et de bâtons de collyre portant l’empreinte de ces cachets. Martin lui toucha l’œil avec un pinceau et lui rendit la santé. Dans le cas de cette guérison plus médicale que proprement miraculeuse, Martin opère comme un ophtalmologue gallo-romain, sans signation, sans prière, sans imposer les mains à Paulin. Enfin, Martin lui-même, qui avait fait une chute dans un escalier et en souffrait terriblement, vit disparaître miraculeusement son mal en une nuit. C’est, pourrait-on dire, le conte du guérisseur guéri. On songe au proverbe juif dont le Christ prête la mention malveillante à ses auditeurs de Nazareth.  » Médecin, guéris-toi toi-même  » (Luc 4, 23). Nous avons là un fïoretto qui achève d’idéaliser la figure de saint Martin, évêque Tours, le thaumaturge.

Le festin chez l’empereur Maxime, à la cour de Trèves

Saint Martin fit à Trèves deux séjours, à l’occasion de l’affaire Priscillien [évêque espagnol accusé d’hérésie, anathématisé par les conciles de Saragosse (380 ) et de Bordeaux (385), condamné à mort par Maxime et exécuté à Trèves en 385], en 385-386 et en 386-387. Invité à sa table plusieurs fois par l’empereur, l’évêque de Tours eut l’audace inouïe, à cette époque, de refuser ces invitations que les évêques courtisans, ses contemporains, s’empressaient d’accepter. Mais pour comprendre l’intransigeance et la fermeté de saint Martin face à cet empereur, nous devons dire quelques mots de ce Maxime.

En 383, l’empereur Gratien, fils de Valentinien 1er , et qui, depuis 378, est en rapports étroits et amicaux avec saint Ambroise de Milan, est assassiné sur l’ordre de Maxime qui usurpe ainsi le pouvoir impérial et s’empare des Gaules à l’été 387, tandis que l’Italie et ses dépendances restent aux mains de Valentinien II, frère de Gratien, un enfant de douze ans, que dirigent sa mère, l’arienne Justine, et son premier ministre, le païen Bauton. A Trèves, Maxime, pour faire oublier l’illégitimité de son pouvoir, se montre aussi zélé catholique ou orthodoxe (ces deux épithètes n’ont pas, à cette époque, et pour longtemps encore, le sens confessionnel qu’elles ont de nos jours. A l’époque de saint Martin, elles s’opposent à arien et à tout adjectif qualifiant une hérésie en rupture de communion avec l’Eglise une : montaniste, apollinariste, etc) que le prince qu’il a fait assassiner. Il s’est fait baptiser en Bretagne à la veille de son usurpation. Cela ne lui évite pas d’être excommunié par saint Ambroise qui lui reproche de soutenir l’évêque Itace et ses partisans. Maxime finira par être tué par les soldats de Théodose.

Saint Martin motivait donc son refus, humiliant pour Maxime, de dîner avec lui, par le fait que Maxime était un usurpateur et qu’il était coupable de la mort de Gratien. Cependant, il finit par se rendre à la cour. Mais ce fut pour humilier à nouveau l’empereur, en présence des plus hauts dignitaires de la cour, du préfet, du consul, des autres évêques, de Marcellin, le frère de Maxime, ainsi que de son oncle. En effet, nous dit Sulpice Sévère,  » vers le milieu du repas, selon l’usage, un serveur présenta une large coupe au souverain. Lui, donne l’ordre de la remettre plutôt au très saint évêque, car son attente et son ambition étaient de recevoir cette coupe de sa main. Mais Martin, après avoir fini de boire, tendit la coupe au prêtre qui l’accompagnait, jugeant sans doute que nul n’était plus digne de boire le premier après lui, et qu’il aliènerait sa liberté s’il faisait passer avant un prêtre soit le souverain en personne, soit les personnages les plus proches du souverain « . On peut dire que saint Martin était de la même race épiscopale que le grand Basile de Césarée qui, au préfet Modestus envoyé par l’empereur pro-arien Valens pour menacer Basile de la confiscation des biens et de l’exil et lui arracher une déclaration signée de son adhésion à l’arianisme, avait répondu sur un tel ton que Modestus avait dit à l’archevêque de Césarée :  » Personne, jusqu’à ce jour, ne m’a tenu pareil langage et avec tant de liberté « . Et Basile avait eu le dernier mot en lançant au préfet cette réplique admirable :  » Peut-être n’es-tu jamais tombé sur un évêque !  » L’évêque de Tours était aussi de la race épiscopale d’Ambroise de Milan qui, avant d’en arriver à excommunier Maxime, n’avait pas craint d’entrer en conflit avec ses officiers qui prétendaient mettre la main sur un trésor confié par une veuve à l’évêque de Pavie : ce dernier, conseillé par saint Ambroise, s’opposa à cette confiscation au nom des droits de l’Eglise et des pauvres. Et l’on sait dans quelles circonstances Ambroise imposa une pénitence publique à l’empereur Théodose qui, pour réprimer une révolte de la ville de Thessalonique, avait décidé un massacre général de la population. Saint Martin rappela donc à Maxime les droits imprescriptibles des évêques et des prêtres et il lui prédit les malheurs qui l’attendaient. A ce même Maxime, écrit Sulpice Sévère,  » Martin prédit longtemps à l’avance que, s’il se rendait en Italie, où il comptait aller porter la guerre contre l’empereur Valentinien, il devait savoir qu’il serait sans doute vainqueur au début de son offensive, mais qu’il périrait peu après « . De fait, si Maxime commença par mettre en déroute Valentinien II, environ un an après, il finit par être vaincu par Théodose, sous les murs d’Aquilée où il paya l’assassinat de Gratien. Cet épisode du festin à la cour de Trèves est à l’origine du fait que, dans la France des siècles passés, saint Martin était considéré comme le patron des buveurs.

Le pèlerinage de Sulpice Sévère à Marmoutier

Sulpice Sévère, le futur biographe de notre saint et son contemporain, qui connaît la réputation de l’évêque de Tours dans toute la Gaule, décide un beau jour d’effectuer le pèlerinage de Bordeaux à Tours, à l’époque, sans chemin de fer ni routes goudronnées, c’était un long voyage afin de faire la connaissance de saint Martin : un disciple séduit par l’idéal ascétique vient prendre les conseils d’un maître et entendre son enseignement. Sans doute saint Martin a-t-il reçu Sulpice Sévère au monastère de Marmoutier plutôt qu’à Tours, après 390. Le biographe de l’évêque de Tours a gardé un souvenir inoubliable de l’accueil plein d’humilité et de bonté que lui réserva saint Martin.  » L’on ne saurait croire avec quelle humilité, avec quelle bonté il m’accueillit alors : il se félicitait à l’extrême et se réjouissait dans le Seigneur de ce que nous l’eussions estimé assez pour que le désir de le rencontrer nous eût, fait entreprendre ce lointain voyage. Misérable que je suis, j ‘ose à peine l’avouer, quand il daigna me faire partager son saint repas, c’est lui qui nous lava les pieds… Nous n’eûmes pas le courage de nous y opposer ou d’y contredire : son autorité avait sur moi une telle emprise que j ‘aurais considéré comme un sacrilège de ne point le laisser faire « . L’accueil que Martin réserve au pèlerin bordelais, ce sont, transposés en Occident, les rites de l’hospitalité monastique, tels qu’ils étaient pratiqués dans les communautés égyptiennes. En effet, par Cassien, nous savons que, chaque dimanche soir, dans les monastères orientaux, les moines qui venaient d’assumer leur tour de service hebdomadaire achevaient celui-ci en lavant les pieds de leurs frères. D’autre part, il est bien, évident que le biographe de saint Martin a songé au geste accompli par Jésus, le soir du Jeudi saint, dans l’intimité de la dernière cène.

La mort et les funérailles de saint Martin de Tours

Saint Martin sait qu’il va mourir. Son décès a dû se produire dans sa 81ème année et dans la première quinzaine du mois de novembre 397, peut-être le 8. Sulpice Sévère nous parle de cette prescience dans une lettre à sa belle-mère, Bassula, qui résidait à Trèves. Martin dut effectuer une visite pastorale dans la paroisse de Candes,  » car les clercs de cette église se querellaient, et il désirait y restaurer la paix… La paix rétablie entre les clercs, il songeait désormais à revenir à son monastère, quand, soudain, ses forces physiques commencèrent à l’abandonner ; il convoque ses frères et leur fait savoir qu’il est mourant. Mais alors, ce fut chagrin et deuil parmi les assistants ; ils n’ont qu’une seule plainte à la bouche : Père, pourquoi nous abandonnes-tu ? A qui nous laisses-tu, dans notre esseulement ? Sur ton troupeau vont se jeter des loups rapaces ; qui nous gardera de leur morsure, si le pasteur est frappé ? Nous savons bien que ton unique désir est le Christ, mais tes récompenses sont hors de toute atteinte : elles ne diminueront pas pour avoir été retardées. Aie plutôt pitié de nous, que tu abandonnes « . Saint Martin fait alors songer à saint Paul dans son épître aux Philippiens. Saint Paul écrit :  » si vivre dans la chair fait fructifier mon œuvre, je ne sais que choisir. Je suis pressé des deux côtés : j’ai le désir de m’en retourner pour être avec le Christ, car c’est de beaucoup le meilleur ; mais rester dans la chair est plus nécessaire à cause de vous. Et dans cette conviction, je sais que je demeurerai et que je resterai près de vous tous pour votre progrès et la joie de votre foi, afin que vous ayez en moi un abondant sujet de vous vanter en Christ Jésus, par mon retour auprès de vous  » ( Ph. 1, 22-26 ). A l’instar de saint Paul, Martin de Tours est partagé entre son désir d’être réuni au Christ par la mort, et celui de continuer à le servir en acceptant de poursuivre auprès de ses moines et de ses ouailles son travail apostolique. Et saint Martin, pour sa part, adresse au Christ cette prière :  » c’est un lourd combat que nous menons, Seigneur, en te servant dans ce corps ; en voilà assez des batailles que j ‘ai livrées jusqu’à ce jour. Mais si tu m’enjoins de rester en faction devant ton camp pour continuer d’y accomplir la même tâche, je ne me dérobe point et je n’invoquerai point les défaillances de l’âge. Je remplirai fidèlement la mission que tu me confies. Tant que tu m’en donneras l’ordre toi-même, je servirai sous tes enseignes. Et bien que le souhait d’un vieillard soit de recevoir son congé, sa tâche terminée, mon courage demeure pourtant victorieux des ans et ne sait point céder à la vieillesse. Mais si désormais tu épargnes mon grand âge, c’est un bien pour moi que ta volonté, Seigneur ? Quant à ceux-ci, pour qui je crains, tu les garderas toi-même « .

L’ultime prière de l’évêque de Tours est celle d’un vieux lutteur qui fut un soldat et qui est parvenu au bout de ses forces :  » un lourd combat mené en te servant dans ce corps (gravis corporeae pugna militiae), les batailles que j’ai livrées jusqu’à ce jour (quod hucusque certavi), rester en faction devant ton camp (pro castris tuis stare), je servirai sous tes enseignes (sub signis tuis militabo) « . C’est une profession de fidélité aux ordres de son divin  » imperator « , de son divin général. Finalement, saint Martin de Tours meurt en moine et en pasteur, c’est-à-dire en évêque et non pas, comme ce sera trop souvent le cas jusqu’à nos jours, hélas, en administrateur. En pasteur, puisqu’il meurt dans une de ses paroisses, à Candes, au cours d’une visite pastorale ayant eu pour fin éminemment épiscopale de rétablir la concorde à l’intérieur du  » presbyterium « . En moine allongé dans la cendre, en ascète étendu sur le cilice, refusant d’adoucir ses souffrances de vieillard agonisant en acceptant  » que l’on plaçât du moins sous son corps de misérables couvertures « .

Quant aux funérailles, qui eurent lieu peut-être le 11 novembre 397, elles furent triomphales.  » Tout naturellement, le pasteur menait devant lui ses troupeaux : pâles foules et cohortes en pallium d’une sainte multitude, vieillards aux labeurs émérites ou jeunes recrues qui venaient de prêter leurs serments au Christ. Ensuite venait le chœur des vierges : si, par pudeur, elles s’abstenaient de pleurer, sous quelle sainte joie dissimulaient-elles leur souffrance ! Car la foi eût interdit les pleurs, mais l’affection ne leur en arrachait pas moins des gémissements. Et de fait, il y avait autant de sainteté, dans leur exultation de sa gloire, que de piété dans leur tristesse de sa mort. On pouvait pardonner à leurs larmes, on pouvait se féliciter de leur joie : chacun faisant en sorte de souffrir pour lui-même et de se réjouir pour Martin. Cette troupe escorte donc de la mélodie de ses hymnes célestes le corps du bienheureux jusqu’au lieu de sa sépulture « . Mais ne nous y trompons pas : le titre de gloire le plus authentique et le plus durable de saint Martin de Tours, est secret et invisible. Ce titre est d’être mort comme il n’avait cessé de vivre depuis qu’il s’était donné tout entier au Christ : comme un pauvre de Iahvé (Cf Albert Gelin. Les pauvres de Yahvé. Paris, 1954), qui, tel le personnage de Lazare dans la parabole lucanienne ( Lc. 16, 19-31), se trouve dans le sein d’Abraham. La vie de saint Martin nous enseigne qu’à l’encontre de la sagesse purement humaine, l’existence chrétienne bien comprise est une folie de la croix selon laquelle, pour pénétrer dans la sphère d’existence de la plénitude divine, l’homme n’a que l’ouverture de son vide à offrir à Dieu, avec l’aveu défaillant de sa misère et de sa faiblesse. La vie toute entière de saint Martin de Tours vérifie et démontre, d’une manière existentielle, vécue, concrète, et non pas discursive et abstraite, intellectuelle, ce fait que, dans ses Béatitudes, Jésus se plait à renverser les normes terrestres de bonheur et à briser l’orgueilleuse fermeture de la perfection humaine enfermée dans son immanence close. La grande leçon de la vie de saint Martin, évêque de Tours, c’est l’affirmation que l’homme n’a pas été créé par Dieu pour être rempli de soi-même, mais afin de n’être qu’un pur réceptacle de Dieu, c’est la proclamation de l’éminente dignité de l’humilité, de la mort vivifiante au vieil homme et de sa résurrection en Christ ressuscité à la vie de l’homme nouveau, de la pauvreté spirituelle chantée par la première Béatitude :  » Bienheureux les pauvres en esprit « , bienheureux les pauvres dans le saint Esprit !

Saint Martin de Tours est commémoré le 12 novembre dans les synaxaires grecs et le 12 octobre dans les documents slaves, mais sa fête est traditionnellement fixée au 11 novembre en Occident, jour de ses funérailles. Lorsque, dans notre cher Midi, l’automne est ensoleillé et chaud, on parle  » d’été de la saint Martin « . Dans la Provence de Frédéric Mistral, la fête de saint Martin était une date pour la location des valets de ferme. La date de cette fête, c’est-à-dire, après les vendanges, explique l’expression provençale de jadis  » faire sant Martin « , c’est-à-dire boucher les tonneaux, et, à cette occasion, monter à califourchon sur les fûts pour goûter le vin nouveau avec un chalumeau. Pour la même raison, on rencontre, dans l’œuvre de Rabelais, l’expression  » martiner « . Dans son  » Tresor dou Felibrige « , Mistral cite de nombreux proverbes provençaux qui relient la fête de saint Martin de Tours aux vendanges. Saint Martin de Tours fut le premier confesseur ( non martyr ) objet d’un culte public en Occident. Ses reliques attirèrent pendant de nombreux siècles des foules de pèlerins, et il est considéré comme le saint protecteur de la France.